Concevoir face aux enjeux de l'Anthropocène

08 novembre 2021
Rencontre avec Alexandre Monnin, Chercheur et Directeur du Master "Stratégie et Design pour l'Anthropocène".

Bonjour Alexandre ! Pour commencer, peux-tu nous parler de toi et de ton parcours ?

Je suis philosophe de formation et j’ai initialement travaillé dans le domaine du numérique. J’ai effectué ma thèse sur l’architecture de la philosophie du web il y a quelques années maintenant à Paris 1 Panthéon Sorbonne. En parallèle j’ai notamment travaillé pendant 3 ans à l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou qui était dirigé par Bernard Siegler. J’ai ensuite travaillé 3 ans chez Inria (un institut public de recherche en informatique) à Sophia-Antipolis. C’est là que mes travaux ont pris une tournure un peu différente car je me suis mis à travailler sur les questions liées à l’Anthropocène, aux limites planétaires et au réchauffement climatique.


Depuis 2017, je suis Directeur de la Recherche au sein de Origens Media Lab (https://origensmedialab.org/). C’est un laboratoire de recherche indépendant
qui travaille sur les enjeux liés l’Anthropocène. Je suis aussi Professeur à l’ESC Clermont et je dirige un Master of Science (MSc) qui s’intitule « Stratégie et Design pour l’Anthropocène ». Celui-ci a ouvert ses portes en 2020 et vise à déployer ce que nous appelons la « redirection écologique » en mobilisant plusieurs disciplines et des approches fondamentalement différentes de ce qui se fait ailleurs, tels que le développement durable, la croissance verte, la compensation ou encore la responsabilité sociale des entreprises. En 2017, j’avais lancé avec Diego Landivar une initiative baptisée Closing Worlds (https://origensmedialab.org/closing-worlds/) qui développait déjà ce programme de recherche et d’actions. Celle-ci a servi de matrice tant pour la « redirection écologique » que le pour le MSc. Enfin j’ai coécrit cette année, avec mes collègues Emmanuel Bonnet et Diego Landivar, un livre intitulé « Héritages et fermeture » (aux éditions Divergences). Il présente les fondements théoriques de notre approche. 

Peux-tu nous expliquer ce qu’est l’Anthropocène avec tes mots ? 

C’est un terme qui a suscité énormément de débats, qui ne sont pas terminés d’ailleurs. L’Anthropocène est au départ un concept proposé par Paul Crutzen, prix Nobel de Chimie récemment décédé, pour caractériser une nouvelle époque géologique dans laquelle nous serions entrés par contraste avec l’Holocène, c’est-à-dire la période que l’on a connu au cours des 11 000 années qui ont précédé la période moderne et qui ont été marquées par les conséquences des activités humaines. Ces activités humaines contribuent à déstabiliser la trajectoire du Système Terre, donc tous les systèmes comme la biosphère, etc. Les conséquences se mesurent sur des échelles géologiques où n’ou n’avons plus prise.
 
Mais ce terme peut s’entendre de 2 manières :
  • D’une part comme une « ère de maitrise » à travers les progrès techniques, les infrastructures qui ont été mises en place, etc.
  • D’autre part comme une « ère de déprise » puisque nous ne pouvons pas maîtriser les conséquences de ces mutations. Cela donne lieu à des trajectoires non linéaires des sous-systèmes du système Terre, ce que l’on caractérise parfois en termes de « limites planétaires » qui sont ou vont être franchies.

Il s’agit donc d’une ère un peu paradoxale au sein de laquelle nous avons été en capacité d’apercevoir le franchissement des limites planétaires par notre activité mais au sein de laquelle nous serions incapable de revenir en arrière si le système s'emballait (ce qui ne signifie pas qu'il est trop tard pour agir, au contraire !).

Qu’entendez-vous par « redirection écologique » ?

Eh bien, la redirection écologique est un programme de recherche et d’actions qui tente de se positionner à la hauteur des enjeux de l’Anthropocène… Les conditions d’habitabilité sur Terre vont être modifiées de manière drastique, par conséquent il faut agir en rupture avec des schémas plus traditionnels selon lesquels on peut concilier le développement et la durabilité, à l’image du développement durable, un terme également galvaudé, mais aussi à l’image du paradigme de la compensation selon lequel il suffirait, par exemple, de replanter des arbres ailleurs pour compenser la déforestation en Amazonie ou l’utilisation des outils numériques... Cela n’a pas de sens d’un point de vue écologique. Cette compensation n’existe que sur le plan purement comptable, en mobilisant l’unique indicateur du carbone (et encore, il faudrait en discuter) mais cela ne prend pas en compte de nombreux facteurs qui eux sont très importants notamment en termes de biodiversité.

La redirection est également une perspective qui entend penser les enjeux stratégiques de l’Anthropocène, que ce soit en termes de gouvernance mondiale 
du climat ou au cœur des entreprises, au sein desquelles on retrouve des problématiques similaires. Dans son livre « Climatiser le monde », le politiste Stefan Aykut explique que la question du climat est prise entre 2 pôles contradictoires : d’une part les grandes institutions qui essayent de maximiser la croissance (le FMI, la banque mondiale, etc.) et qui contribuent ainsi à définir le ‘ business as usual ’, et d’autre part des organismes parmi lesquels on peut compter le GIEC mais aussi tous ceux qui s’occupent des enjeux écologiques, environnementaux, de bio-diversité (tel l’IPBES), etc. Ces derniers émettent des alertes et proposent parfois des mesures pour agir mais elles viennent complètement en aval, après que la stratégie ait été définie et plutôt pour en mitiger quelque peu les conséquences ou « externalités négatives ». Dans les entreprises, c’est un peu la même chose à d’autres échelles. Ce qui favorise le fait de poser des questions à travers un prisme très techno-centré puisque les seuls leviers d’actions disponibles en aval sont d’ordre technique et tactique, voués à compenser les externalités négatives ou à optimiser nos manières de faire. Cependant, dans un cadre ainsi posé, jamais on ne révisera en profondeur ces politiques.

La redirection écologique entend prendre à bras le corps les enjeux qui échappent à ce cadrage. Que représente l’abandon des touillettes en plastique ou l’optimisation des déplacements des collaborateurs face au cœur de l’activité d’une entreprise qui peut être extrêmement problématique voire dépourvue d’avenir ? Si c’est le cas, l’enjeu de la redirection écologique est de s’interroger sur la poursuite ou l’abandon de cette activité, son maintien ou son démantèlement, son évolution ou son remplacement par autre chose. Et toutes les questions stratégiques qui se posent et qui vont se poser pour des raisons physiques, parce qu’il ne sera plus possible de continuer à faire la même chose pour des raisons de disponibilités des énergies, d’accessibilité des métaux, de hausse des températures, du niveau de la mer, par la multiplication des catastrophes, etc., ou pour des raisons législatives, car il n’est pas impossible que face à la situation amenée à se dégrader, les États mettent en place des régulations très fortes. Il y a donc un enjeu à anticiper cela de manière concrète et réaliste. Et cela veut dire répondre à des questions auxquelles on ne sait pas forcément encore répondre aujourd’hui… Il faudra proposer de nouvelles manières de faire, de nouveaux savoirs, de nouvelles approches. La redirection écologique c’est le cadre qui permet à la fois de penser et d’expérimenter ces nouvelles approches.

Comment est né le Master (MSc) « Stratégie et Design pour l’Anthropocène »? Et que propose cette formation ?

C’est un diplôme qui dure de 12 à 14 mois, accrédité par la Conférence des Grandes Écoles et créé entre l’ESC Clermont et Strate École de Design à Lyon. Nous avons créé cette formation pour répondre au besoin de tout un ensemble de personnes qui sont aujourd’hui interpellées par les enjeux actuels et se demandent comment mettre en accord leurs convictions personnelles avec leurs activités professionnelles. Nous nous adressons aux étudiants souhaitant concrétiser leur engagement, aux personnes déjà en poste ou en reconversion mais qui souhaitent s’orienter vers autre chose en mobilisant leur expertise ou pour en découvrir de nouveaux domaines. Nous leur proposons de les former à un nouveau métier, celui de « redirectionniste ». Un métier consistant à aider les organisations mais aussi les institutions publiques et les territoires à aborder les enjeux auxquels l’Anthropocène les confronte. Maintenir, ne pas maintenir, organiser le renoncement, prendre en compte les questions de justice sociale, etc. Toutes les organisations, les institutions, les territoires vont être confrontés à des bifurcations considérables. Un travail d’accompagnement est nécessaire pour aider ces acteurs à concevoir et mettre en œuvre des réponses qui soient démocratiquement (donc avec les populations concernées) discutées, élaborées et mises en œuvre. 

 
Ce Master of Science a la particularité de reposer sur le principe des commandes. Nos étudiant-es travaillent dès le début de l’année sur des chantiers proposés par des collectivités, des territoires ou des entreprises. Ils et elles interviennent sur des questions stratégiques que ces acteurs ne savent pas aborder ou pour lesquelles les réponses font tout simplement défaut. Les étudiant-es traitent donc ces chantiers en parallèle à leurs cours avant de poursuivre éventuellement leurs travaux sous la forme de missions (stages, CDD, CDI ou consulting). Cette année, nous avons réuni 13 commandes qui portent sur des sujets du type : 
  • l’arrêt de la construction neuve en Ile de France,
  • la création d’un GIEC local et d’une alliance locale pour le climat,
  • l’appui à l’association de mairies en lutte contre la construction du Terminal 4 de l’aéroport de Roissy pour aider les territoires attenants à trouver un modèle de subsistance pour l’avenir,
  • et dernier exemple un chantier avec la ville de Grenoble autour des protocoles de renoncement concernant des infrastructures qu’il ne sera pas forcément possible, ou souhaitable, de maintenir à l’avenir même en dépit d’attachements forts.
 
Les cours sont en présentiel à Lyon mais accessibles aussi en distanciel. Cette année nous avions un étudiant au Brésil, un autre en Algérie... On s’adapte au contexte et bien entendu aux profils. C’est d’ailleurs la diversité de ces profils qui contribue à la richesse de la formation ! On ne leur propose pas tant des méthodes bien arrêtées ou des « compétences » individualisées qu’un cadre collectif qui répond à de véritables besoins qu’il s’agit désormais d’élargir collectivement.

Comment le Design vient-il s’inscrire dans ce programme ?

Je n’ai pas, en tant que directeur de la formation, la prétention d’être designer même si je m’y intéresse et que je le mobilise. Nous n’avons pas une approche « solutionniste », si je puis dire, du design. Dans le cadre de la formation, nous le considérons moins comme une discipline qui aurait toutes les réponses que comme un cadre pluridisciplinaire. Les designers arrivent facilement à discuter avec des ingénieurs, des managers, des chercheurs de toutes disciplines, etc. Cette capacité à circuler entre plusieurs savoirs est tout à fait intéressante et nous en avons besoin pour devenir redirectionnistes. Il nous faut parvenir à associer des enjeux disparates à la fois politiques, sociaux ou techniques, énergétiques, liés au vivant, etc. C’est aussi un cadre qui permet d’intégrer et de faire dialoguer ensemble nos étudiant-es qui, je le répète, ont des profils extraordinairement divers. Ce cadre accueillant s’avère pertinent tant du point du vue des disciplines que des personnes ! Et enfin, ce qui est intéressant dans le design, c’est la variété des pratiques qu’il recoupe.
 
Dans la plupart des cas, le design fait clairement partie du problème que nous traitons ici puisqu’il a participé au déploiement de l’industrie. Mais quand on regarde le design contemporain et ce à quoi s’intéressent de nombreux designers et de nombreuses designeuses, on retrouve de nombreuses réflexions dédiées à l’Anthropocène, à la justice sociale, à la démocratie, etc. Même si c’est encore minoritaire, on peut sans conteste puiser dans ces pratiques. Ce qui nous intéresse, c’est d’entrer en dialogue avec des praticien-nes et des théoricien-nes contemporain-es du design, dont on peut à la fois s’inspirer et avec qui il est possible de travailler. 

Que signifie « service » pour toi ? Qu’est-ce que cela t’évoque par rapport aux problématiques que vous traitez ?

Cela m’évoque évidemment tes travaux [rires] ! Ta thèse bien sûr puisque nous avions échangé il y a quelques années déjà, mais aussi tes travaux actuels ! Quand on parle de service, et sans avoir particulièrement un regard informé, cela m’évoque une distance prise par rapport aux objets et un intérêt centré sur « l’usage élargi » car un service renvoie à une notion plus riche que la notion d’usage ponctuel. Cette idée d’une bascule de l’objet vers le service, est intéressante, même si le service repose par ailleurs sur des objets ou dispositifs et qu’il n’y a pas d’évacuation complète des objets ou de la matérialité bien sûr mais plutôt un déplacement. Cela interroge sur ce que ce déplacement peut induire en retour. Cela pose aussi la question de l’internalisation et l’externalisation de nos activités. Les pays qui ont une économie servicielle aujourd’hui, comme les pays Européens, ont aussi en partie externalisé leur production ailleurs. De ce fait, la balance des émissions peut leur sembler favorable, notamment si l’on regarde les bilans sans dépasser les frontières ou sans prendre en compte les interrelations. C’est évidemment trompeur. Il y a là, à mes yeux, une forme d’ambiguïté qui demande de faire tout un travail d’appréhension et d’évaluation.

Et puis cela me fait penser aussi à des modèles, même s’ils sont discutés, comme l’Économie de la Fonctionnalité où l’on se dit que l'on va se diriger vers une économie servicielle centrée par exemple sur la maintenance, la réparation, etc. L’Économie de la Fonctionnalité est une bascule qui peut être intéressante dans certains contextes mais qui ne pose pas forcément la question de son impact réel ou de la finalité… Il y a eu un alignement avec certains enjeux liés au Développement Durable, mais je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure porte d’entrée aujourd’hui pour aborder toutes ces questions.

Connais-tu le Design de Services ? Et si oui, comment vois-tu cette approche par rapport aux enjeux dont nous avons parlé ? 

Je connais le design de services une fois de plus à travers tes travaux ! J’aurai du mal à me prononcer sur l’approche existante que je ne maîtrise pas, mais je vois en tout cas de vrais besoins, par exemple dans le domaine des low-tech. Certaines approches distinguent un low-tech centré sur des produit et un low-tech plus étendu, à la manière de la distinction entre produits et services même s’il convient d’apporter des nuances. Je pense qu’effectivement il existe des besoins très forts car l’approche centrée sur l’objet du point de vue des low-tech est insuffisante à bien des égards et elle appelle d’autres développements. Peut-être une approche plus relationnelle qui pourrait discuter avec le design de services afin d’examiner non seulement la dimension technique mais aussi toutes les  autres dimensions qui sont justement prises en compte et étudiées en design de services. A l’inverse, le design de services pourrait s’emparer de ce domaine pour l’aider à éviter de nourrir les rayonnages des magasins, en y ajoutant des produits low-tech aux produits existants. Ce n’est évidemment pas le sens de la démarche low-tech qui induit des valeurs, des modèles économiques…différents. En quoi le nom « low-tech » est malheureux. Le design de services pourrait peut-être inspirer des démarches de passage à l’échelle. J’y vois un contexte favorable et des besoins urgents.
 
Globalement, nous avons un besoin fort de dépasser les approches d’éco-conception (produit ou numérique) au profit d’approches plus larges qui prennent en compte l’amont et l’aval. De manière générale, s’il est question de sobriété et que l’on veut être sérieux, il est nécessaire d’élargir la focale au-delà de l’objet, du dispositif, du produit, etc.

Vois-tu des synergies avec le Design pour l’Anthropocène ? 

Restons encore un instant sur l’exemple des low-tech. Il se trouve que je fais intervenir dans le Master des ergonomes qui ont travaillé sur la thématique « Low-tech et ergonomie » et qui comporte des aspects liés à ces enjeux serviciels. L’ampleur des changements à venir dans le domaine du travail est considérable et encore bien peu discuté. On a besoin de réflexion et d’accompagnement par des ergonomes. Il y a là une continuité avec d’autres réflexions que nous conduisons avec nos étudiantes, nos étudiants et des(eco)syndicats sur l’avenir du travail par exemple. Tout reste à faire.
 
Toujours sur les Low-tech, une étudiante du Master travaille sur les modèles économiques avec en ligne de mire l’enjeu du passage à l’échelle et la nécessité de toucher toutes les populations et pas seulement celles sensibilisées aux technologies et technologies alternatives. A mon sens, concevoir des services permettant d’aller vers des modèles vertueux et pérennes s’impose. Je le répète : tout ne pourra pas et sera pas à maintenir à l’avenir. Par conséquent, il faut regarder si on peut repartir d’un modèle existant pour aller dans d’autres directions ou quels modèles alternatifs mettre en place. Il faut identifier, rediriger et créer les outils concrets de la redirection écologique. Le fait de devoir basculer vers des modèles différents, comme pour les stations de ski par exemple, pose évidemment de (très) nombreuses questions.
 
C’est pour cela que la stratégie est centrale. Si l’on veut maintenir la rentabilité de manière pérenne, il est difficile de toucher aux cœurs des activités et aux modèles qui leurs sont associés. Or il s’avère que cette rentabilité ne sera pas maintenue et ne devra pas l’être au regard de toutes les bifurcations auxquelles nous assistons. Il faut par conséquent œuvrer à l’échelle de l’organisation et ne pas se contenter de traiter ses « externalités négatives ». Il n’existe pas un seul modèle économique vers lequel se tourner. Il faut regarder où nous en sommes et ce que l’on peut mettre en place pour opérer une forme d’atterrissage progressif par paliers successifs et ainsi diminuer la violence des chocs à venir. C’est au cœur de notre réflexion et de notre action, j’invite les praticien-nes du design de services à intégrer ces réflexions pour avancer de concert sur ce chemin de questions.

Un dernier mot ?! 

Associer redirection écologique et design centré humain au sens large qui intègre le plus-qu’humain et rejette tout ce qui produit de la « défuturation », comme l’indique Tony Fry, me semble ouvrir des perspectives prometteuses. La tâche est considérable. Je suis donc très content de voir des initiatives émerger pour se mettre concrètement au travail sur ces questions-là. Et j'ajoute : travailler sur le travail, c’est là un enjeu excessivement important de la redirection écologique qui a été largement sous-estimé ces dernières années mais qui n’en n’est pas moins prioritaire !

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